L’Expérience
du feu

Sur la scène, de quoi faire un bûcher et aussi un champ de bataille. Des outils et des armes pour questionner un symbole : Jeanne d’arc.

L’EXPÉRIENCE DU FEU ; le titre appelle le public à être plutôt pompier ou pyromane ?

Le feu est aujourd’hui une terreur pour les théâtres. Promettre un bûcher sur scène, c’est oser affronter toutes les règles de sécurité. En lisant le titre de la pièce, on nous a rappelé que le « vrai feu » est interdit sur scène et on nous a demandé d’ignifuger nos décors. Dans notre société le feu incarne une puissance de mort, l’enfer, et pourtant face à lui on ne peut qu’être fasciné, et sans lui on ne pourrait vivre. Fasciné par la puissance créatrice et terrifié par sa puissance destructrice. Notre tentative met le spectateur en équilibre et appelle à être à la fois pompier et pyromane, c’est-à-dire choisir entre être fasciné et être critique. Il doit faire un choix sur ce qu’il voit, et doit décider de croire ou de ne pas croire aux événements qui ont lieu. Tout comme l’acteur est ici à la fois bourreau et supplicié, le spectateur jouit de ce qui l’effraie et est effrayé d’en jouir.

Comment se présente cette création, tout aussi théâtrale, musicale que plastique ?

Nous rêvons à une forme performative qui ne choisirait pas son camp, qui serait une expérience en soi, forcément multiple. Une Expérience pour l’acteur et pour le spectateur. Cette création est théâtrale puisque nous sommes dans un théâtre, elle est musicale parce qu’il y a des musiciens invisibles, parce qu’on entend des voix, parce que paraît-il Jeanne d’Arc entendait des voix. Elle est plastique parce qu’elle convoque un dispositif scénographique mouvant qui construit des images, les déconstruit ou les détourne.

Vous traitez de Jeanne d’Arc, en citant beaucoup d’influences (Brecht, Artaud) et vous avez plutôt penché pour la version cinématographique de Dreyer ; pourquoi ce choix ? comment avez-vous travaillé cette figure de Jeanne d’Arc ?

Travailler sur une figure aussi connue, permet de s’extraire du souci de l’histoire. On apprend tous la fiction officielle dans nos manuels scolaires, aussi à aucun moment nous n’avons besoin de la traiter. Nous savons tous comment finit l’histoire de Jeanne d’Arc, aussi inutile pour nous d’être dans la narration. Inutile même pour l’actrice de jouer Jeanne d’Arc, puisque la puissance de projection de celui qui regarde aura immédiatement projeté sur ce corps de femme tout ce qu’il sait de la figure historique.
Plusieurs dizaines de milliers de livres et de films ont été écrits et tournés sur Jeanne d’Arc, nous en avons lu et vu quelques-uns, mais il nous est vite apparu que nous jeunes gens, avec nos corps contemporains, ne pouvions pas nous saisir de Jeanne par la projection de tel auteur, aussi puissante soit-elle. Le corps d’une femme exposé et torturé suffit à formuler pour celui qui regarde tous les mécanismes de pensée, qu’il subit à son insu. Quant à Dreyer, je pense que c’est celui qui s’approche le plus de la tentative de décrire une expérience intérieure.

Vous parlez de son écartèlement dans l’histoire, ainsi que de son utilisation souvent extrémiste ; c’est une oeuvre à vocation dénonciatrice ?

Ce n’est pas à nous, artistes, de dire ce qui est bien ou mal ou bien démontrer comment il faudrait penser. Il s’agit de faire apparaître des failles et de tomber dedans. Il s’agit de sonder l’inconscient collectif et de le matérialiser pour avoir les yeux dans ses yeux. C’est fascinant de voir que 5 siècles plus tard, on agite toujours avec la même ferveur le corps de cette femme, à des fins très diverses. Sa résurgence contemporaine n’appartient d’ailleurs pas qu’aux extrêmes, c’est toute la fiction nationale qui est en jeu. À la fin du XIXème siècle, c’est le parti socialiste de l’époque qui re-convoque la figure de Jeanne d’Arc alors que la France est dans un contexte proche de la guerre de cent ans, les Prussiens sont aux portes de Paris. Aujourd’hui le gouvernement actuel vient de décider d’ériger un musée sur Jeanne d’Arc à Rouen. Dans le même temps, l’Action Française défile il y a deux semaines à Paris avec comme slogan « Nous voulons Jeanne La Pucelle, pas l’Europe de Bruxelles ». Le premier mai dernier, lors du traditionnel hommage à Jeanne d’Arc du Front National, on pouvait voir un panneau gigantesque place de l’Opéra à Paris, où Jeanne d’Arc apparaissait soufflant les étoiles de l’Europe. Et hier c’était les élections européennes. Jeanne est un symptôme qui révèle des processus de fabrication d’images et d’inconscients. Nous tentons de mettre à jour sur le plateau les processus de fascination et de croyance. La croyance est cette chose qui est mise à l’oeuvre et à l’épreuve à la fois au théâtre et dans les religions. Pour cela nous développons une série d’action que j’appelle des « principes actifs » et qui mettent en jeu réellement à la fois l’acteur dans le présent de ce qui lui arrive et à la fois le spectateur qui doit faire un choix dans la multiplicité des sens qui peuvent être donnés à l’image. La religion comme la politique travaillent à dramatiser les faits comme le dit George Bataille dans l’Expérience intérieure. L’image dramatisée devient ainsi plus puissante que la réalité. L’image devient symbole et le symbole devient opérant.

Retrouvez l’entretien original ici

CRÉATION 2014